Vélo et société

Livreurs à vélo ubérisés : des plaies à panser (et à penser)

Documenté par d’excellents reportages et mis en lumière par L’Histoire de Souleymane au cinéma, le quotidien des livreurs à vélo n’a rien de facile. Un métier qui laisse des traces, visibles et invisibles.

© Unsplash – Mak

En bref :

  • Plusieurs reportages nous plongeant dans le quotidien de livreurs à vélo permettent de mieux comprendre les nombreux maux dont souffre la profession.
  • Aux blessures physiques, allant des bobos causés par les chutes aux troubles érectiles, s’ajoute le choc mental d’une profession déshumanisante.
  • Malgré plusieurs victoires juridiques et la mise en lumière de leurs problématiques, le quotidien de ces livreurs à vélo (qui sont parfois des livreuses) ne s’améliore pas.

Publié en cette fin d’année 2024 par Le Monde, un article dépeignant le quotidien des livreurs à vélo pour les plateformes de restauration a attiré notre attention. Il aborde le métier de ces indépendants, essentiellement d’origine étrangère, dans le cadre de La Maison des Livreurs, une structure ouverte à Bordeaux l’an dernier dans le but de répondre à leurs problèmes, et ils sont nombreux.

70 petits mètres carrés où se presse parfois plus de cinquante livreurs par jour, venus se renseigner sur leurs droits, obtenir un coup de main sur une démarche administrative, mais aussi consulter un médecin, réparer leur vélo ou simplement prendre un café entre deux périodes de rush.

Des problèmes de santé, mais pas que

Un lieu de vie devenu essentiel dans la vie de certains de ces travailleurs ubérisés, soutenu par diverses associations dont Médecins du monde et l’Amal (Association de mobilisation et d’accompagnement des livreurs). Des ONG qui, depuis quelques années déjà, se préoccupent du sort de ces livreurs aux conditions de travail très dégradées. Un bénévole relate aux journalistes du Monde les principaux problèmes rencontrés, qui vont des troubles musculo-squelettiques et de santé mentale, à de graves manques dans l’accès aux droits, sans oublier une accidentologie très élevée.

Car oui, livrer à vélo dans une grande agglomération au trafic dense, dans un secteur ultra-concurrentiel où il faut aller toujours plus vite, c’est – forcément – s’exposer à de nombreux risques. La chute et l’accident sont devenus le quotidien de ces livreurs. Pourtant, « quand on tombe, le réflexe, c’est de voir si la commande n’a rien », décrit l’un d’entre eux.

© Unsplash – Henrique Hanemann

A vélo souvent plus de 10 heures par jour, les livreurs sont éreintés et finissent tôt ou tard par enchaîner les blessures et ressentir une grande fatigue. Cuisses, dos, articulations, à 25 ans ces livreurs s’usent et ont les problèmes de personnes de 50 ans ou plus.

Une situation d’autant plus alarmante qu’en tant que microentrepreneurs, ces travailleurs ne sont pas indemnisés en cas d’accident du travail ou de maladie. Certes, les plateformes sont dorénavant tenues de proposer une assurance complémentaire, mais la plupart des livreurs ignorent ces droits et les indemnisations auxquelles elles ouvrent droit sont très faibles.

Livreurs déshumanisés

Cela nous rappelle un autre excellent reportage sur le sujet, publié par L’Humanité l’été dernier et récompensé depuis. Il expliquait comment le travail des livreurs met à rude épreuve leur corps, et notamment leur intimité, résultant sur des troubles à fort impact sur leur vie sexuelle. Vélos peu confortables, mal réglés, sur-utilisés entraînent douleurs pelviennes insupportables et troubles érectiles pour certains livreurs qui, mal équipés, ne peuvent que glisser du coton sous leur caleçon pour atténuer les douleurs.

En découvrant cet article du Monde, on constate qu’aux douleurs physiques s’ajoute également des blessures mentales nombreuses et importantes. Il y a évidemment le stress, dont on sait les effets néfastes qu’il peut avoir, mais également un sentiment d’humiliation qui gagne une profession qui s’estime déshumanisée par les plateformes autant que par la clientèle, et qui ne trouve aucun motif de fierté ou d’utilité.

© Unsplash – Luke White

Il faut dire que le prix de certaines courses est dérisoire et qu’à force de voir ces livreurs équipés d’un gros sac à dos carré isotherme partout dans les villes aux heures des repas, plus personne ne finit pas leur prêter attention.

Pire, certains clients sont violents, menaçants, ne tolèrent aucun retard ni problème de livraison, n’hésitent pas à passer leurs nerfs sur la personne qui se présente devant eux, y compris quand la plateforme ou le restaurateur sont responsables. Quand ces clients ne prétextent pas une boisson renversée pour essayer de se faire rembourser leur commande, même quand ce n’est pas le cas, ce qui a forcément des répercussions… sur le livreur.

Et les livreuses

Pourtant, depuis plusieurs années, nombreuses ont été les tentatives de faire évoluer le droit de manière significative pour ces travailleurs ubérisés. On se souvient qu’en mars 2020, par exemple, les prud’hommes reconnaissaient l’existence d’un « contrat de travail » entre Deliveroo et un livreur, après qu’en novembre 2018 l’un d’entre eux ait obtenu gain de cause en cassation face à Take Eat Easy. Plusieurs années plus tard, pourtant, la grosse machine de la livraison de repas n’a quasiment rien fait pour améliorer le sort de ses livreurs. Et ce alors que la crise du Covid a fini d’installer dans les mœurs le recours à ces plateformes, faisant exploser la demande et le nombre de dark kitchens.

Au gré de nos recherches, nous sommes également tombé sur un excellent article de Vice qui date de 2001, dans lequel témoignaient des jeunes femmes livreuses à vélo, en proie à un sexisme et un harcèlement quasi quotidien. A l’époque, les statistiques parlaient de seulement 7 à 8 % de livreuses pour les plateformes, dans un secteur d’activité très largement masculin.

Pour elles, au stress, aux douleurs physiques, à la faible rémunération et au manque de protection et de reconnaissance s’ajoute donc les remarques désobligeantes des collègues, les avances des clients, quand ce n’est pas une main aux fesses « pour rigoler » de la part d’un restaurateur.

Sur grand écran

Cette année encore, les livreurs à vélo et leur quotidien compliqué ont droit à une mise en lumière importante. Ca s’est passé en mai au Festival de Cannes dans la section « Un certain regard », lorsque le jury récompense de plusieurs prix L’Histoire de Souleymane, un film de Boris Lojikine sorti en salles au mois d’octobre.

On vous encourage sérieusement à le voir. Vous y découvrirez la vie d’un jeune livreur à vélo dans les rues de Paris, auditionné dans le cadre de sa demande d’asile. Un film classé « Drame », ce qui n’a rien d’anodin et en dit beaucoup sur le sort de ces milliers de livreurs. En espérant que ces nombreuses alertes finissent, un jour, pas leur permettre d’obtenir de meilleures conditions de travail et une juste reconnaissance de leur statut.

  • Publié le 31 décembre 2024

En banlieue parisienne, ce quadra père de 2 enfants pratique le vélo au quotidien de manière (assez) sportive, sur route et en dehors. A des envies de longues randonnées à la découverte de nouveaux paysages.

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